La guerre des esprits
La guerre des esprits
Homélie de Mgr Luc Ravel lors de la messe pour la paix.
Cathédrale des Invalides le 10 janvier 2016
Nous sommes là pour ramasser nos esprits, pour les renforcer ensemble, tendus vers Dieu, pour le monde et pour la paix. La vie de nos esprits, autrement dit la spiritualité, est le porche d’entrée de la Paix.
1. L’idéologie et la guerre des esprits : la pourriture du cœur et l’éveil spirituel
Dans toute guerre, l’esprit et l’esprit seul obtient la victoire finale. Les batailles se remportent à coup de surprises ou d’armement supérieur. Mais ce ne sont que des victoires passagères. L’issue finale va à ceux qui portent l’esprit plus haut que les autres. Les victoires sont toujours à ceux dont l’esprit l’emporte sur la mort. Résistance, résilience, force d’âme, courage, sacrifice, ténacité… Le corps peut être vaincu, si l’esprit tient, la victoire vient. Ce principe est une constante des guerres.
Combien plus faut-il des esprits remarquables quand la guerre se présente avant tout comme une guerre des esprits. Nos ennemis du moment savent nous le dire. Ils sont convaincus de notre défaite parce qu’ils voient la faiblesse de nos esprits. A nous de les contredire. Toucher, façonner, réduire s’il le faut, en tous les cas asservir des esprits, tel est le but de nos adversaires. Leur arme et leur élan se nomment « idéologie ».
L’idéologie s’empare des esprits. Elle commence par tordre le jugement de quelques uns. Par exemple, elle fait voir un autre homme comme un sous-homme ou un homme juste bon à être égorgé. Puis elle se veut contagieuse. Elle pousse celui qu’elle a déformé à contaminer les autres par la conviction, la séduction ou la peur. Enfin, elle exclut tout ce qui n’est pas elle. Là où on résiste, elle condamne à mort. L’élimination systématique achève sa conquête. Voilà, en résumé, la trajectoire de l’idéologie.
Pensons à une des pires idéologies du XXème siècle. Un des principaux artisans du nazisme, Albert Speer fut condamné pour crimes de guerre à vingt ans de réclusion. En prison à Spandau (Berlin), il avouait à l’un de ses aumôniers : «Personne ne peut se rendre compte à quel point Hitler avait le don de pourrir les gens. Et pourtant, s’il avait été du genre à avoir des amis, j’aurais été l’un des plus proches moi qui avait mes entrées au Bergof, à Berchtesgaden... Hitler possédait un pouvoir de fascination tel que je n’ai connu pratiquement personne qui a pu lui résister… et je me demande encore aujourd’hui comment moi, j’ai pu succomber à un type pareil. » (Les 7 de Spandau, Oh ! Editions, 2008, pp.128-129)
Il a été intérieurement contaminé par l’esprit d’un autre. C’est ainsi : des esprits infectés peuvent transmettre leur pourriture. C’est peut-être le côté le plus tragique de l’idéologie. Elle ne se réduit pas à une compulsion personnelle, à la folie d’un homme ou à la démence d’un groupe. Elle vise l’expansion en captivant ou en capturant d’autres esprits. Si nous pouvions la comparer à une maladie, nous dirions qu’elle n’est pas une maladie génétique mais elle est une maladie contagieuse qui se propage malgré nous et en nous, si nous ne sommes pas vigilants. Parlons de virus idéologique.
Qu’est-ce qui soulève ou renforce l’esprit ? Qu’est-ce qui l’anémie ou le fatigue par avance ? Qu’est-ce qui le rend apte à tenir ou possible à corrompre ? Voilà les questions qu’il faut se poser à l’aube d’une grande guerre partie pour durer. Bref, la question de la sécurité et celle de la défense sont plus que jamais aussi et avant tout une question spirituelle.
Mais franchissons encore un pas. L’idéologie dont nous parlons est religieuse. Le nazisme, le communisme étaient ou sont encore des idéologies athées, profondément antireligieuses. La religion leur semblait une puissance spirituelle en opposition à elles. Il y avait une perception assez juste de la force de résistance des religions, en particulier de la religion chrétienne. A l’heure actuelle, l’idéologie fait mieux : elle récupère la force du religieux à son profit. Du coup, l’importance de notre combat spirituel s’en trouve renforcée.
2.L’esprit de guerre et l’esprit de paix :
Nous pourrions entrer dans ce combat spirituel en vérifiant d’abord notre esprit, en apprenant à discerner en nous. Au fond, notre esprit est celui que nous connaissons le mieux ! Commençons notre guerre des esprits en discernant sur notre cœur : quel esprit traverse notre esprit ? L’esprit de guerre ou l’esprit de paix ? Nous pouvons poser les mêmes actes de violence ou de défense avec des esprits divers, avec des « mentalités » très différentes. Distinguons bien tout d’abord ce qui nous anime : l’esprit de guerre ou l’esprit de paix. Ils sont très différents même s’ils mènent les mêmes guerres.
L’esprit de guerre vise à détruire l’adversaire ; l’esprit de paix tend à le vaincre. L’esprit de guerre juge l’adversaire sans qualité ; l’esprit de paix garde toujours une part d’estime pour lui. L’esprit de guerre croit son camp parfait, il l’identifie au camp du Bien absolu. L’esprit de paix sait que son camp n’est pas sans reproche, il l’identifie non au Bien absolu mais à sa vie, à sa famille, à sa patrie.
Sur ce point, certains discours martiaux renforcent l’esprit de guerre et contredisent l’esprit de paix. Ils font le jeu du mauvais.
L’esprit de guerre dit ceci : toute guerre est une lutte du Bien contre le Mal. Or la vérité est bien plutôt la suivante : il n’y a pas un camp intégralement dans le bien et un autre totalement dans le mal. Autrement dit, nous ne prenons pas la voie des armes au motif que nous serions détenteurs de toutes les belles valeurs humaines de liberté, de fraternité, de laïcité. Rappelons-nous nos guerres passées.
Nous avons à être dans un camp pour le défendre. Mais nous le défendons pour l’unique raison que c’est notre camp. C’est à dire notre vie, notre famille, notre patrie. Nous ne défendons pas notre vie parce que nous serions parfaits. N’ayons pas cet orgueil. La légitime défense ne s’identifie pas à un procès en canonisation. Et pourtant Dieu nous fait le devoir de défendre notre vie. Nous ne défendons pas notre mère parce qu’elle est parfaite mais parce que c’est notre mère. Nous ne sommes pas dans l’abstrait de valeurs jugées parfaites. Nous sommes au côté de personnes concrètes que nous soutenons parce que nous les aimons. Nous ne défendons pas notre patrie parce qu’elle est parfaite mais parce que c’est notre patrie. Notre nation est ce qu’elle est avec son histoire, son présent et ses espérances.
C’est le mystère de l’appartenance. Nous défendons nos terres par devoir d’appartenance. Non par instinct de propriétaires mais par besoin d’humanité. Un homme sans terres humaines, mal dans sa peau, mal dans sa famille, mal dans sa patrie, ne sait plus où aspirer les sèves nécessaires à son existence et à sa croissance.
L’esprit de paix dit ceci : nous voulons accepter le meilleur des autres, de tous les autres fussent-ils nos assaillants. Ils ont au moins en partage avec nous la richesse commune de la vie et de leur infinie dignité d’homme. Et c’est pourquoi si nous avons à lutter contre d’autres hommes, ou d’autres peuples, nous ne la faisons pas pour les détruire. Car le bien en eux est vrai, riche, dense. Nous n’avons pas d’estime pour leur violence démesurée voire démentielle : elle nous pousse à prendre tous les moyens pour nous défendre y compris ceux des armes. Les armes sont parfois la dernière mais nécessaire réponse à une violence incontrôlable autrement. Mais, en nous opposant à leur démence, nous les considérons encore et toujours comme des hommes.
L’esprit de paix n’oublie jamais que le but de guerre est de vaincre non de détruire. De faire plier l’attaquant qui tue, viole, vole et cherche à nous soumettre. Le but de la guerre conduite dans un esprit de paix est le suivant : faire violence à la violence de l’ennemi pour résister à son attaque, pour le contenir, pour le contrôler, pour réduire sa virulence, pour asphyxier sa haine, pour éradiquer les misérables intentions qui l’ont poussé à nous attaquer.
Seul cet esprit de paix résiste à l’idéologie : l’esprit de guerre l’entretient, sans même en avoir conscience. L’esprit de paix est plus ferme mais moins martial, plus fort mais moins va-t’en guerre, plus courageux mais moins flambeur. Il obtient un jour la paix. L’esprit de guerre ne laisse que des victimes emplies de haine. Il ne laisse derrière lui que des poudrières prêtes à exploser à nouveau.
Prions pour que nous soyons remplis de l’esprit de Paix. Le Dieu de la Paix sera avec nous toujours, y compris dans tous nos combats.